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2004, Cléa Coudsi, Recueillirs/Intervalles  - (extraits de vidéo), installation vidéo réalisée à partir de photographies numériques -

 

2004, Cléa Coudsi, Recueillirs/Intervalles  - (extraits de vidéo), installation vidéo réalisée à partir de photographies numériques -

 

2002, Comédie - photographies argentiques, 45 x 30 cm -

 

2002,  Comédie - photographies argentiques, 15 x 27 cm -

 

2004, Terrain, installation vidéo - vidéo-projecteur , 4 haut-parleurs auto-amplifiés -

2006, Des moments et des lieux (extraits de vidéo), installation vidéo. Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains

 

2004, Eric Herbin, Aujourd’hui, jamais le présent redémarre (extraits vidéo et vue de l’installation),  installation vidéo interactive.

Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains.

Photo : Olivier Anselot.

 

2004, Eric Herbin, Aujourd’hui, jamais le présent redémarre (extraits vidéo et vue de l’installation),  installation vidéo interactive.

Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains.

Photo : Olivier Anselot.

 

2004, Eric Herbin, Aujourd’hui, jamais le présent redémarre (extraits vidéo et vue de l’installation),  installation vidéo interactive.

Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains.

Photo : Olivier Anselot.

 

2007, Other side, break

Installation sonore  - Disques vinyles découpés, 2 Vinyl Killers, dimensions variables  -

Installation en cours de montage / vue de l'installation /  prototypes de véhicules

 

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CLÉA COUDSI & ERIC HERBIN, GÉOGRAPHIE D’UN CORPS

2007

CORINNE MELIN

- OTHER SIDE, ÉD. LA POMME À TOUT FAIRE, , P15 -

 

Depuis 2002, Cléa Coudsi et Eric Herbin créent un espace de travail commun composé d’installations vidéographiques, photographiques et sonores. Chaque œuvre constitue un territoire marqué par une géographie politique et affective, sensorielle et mémorielle. Des mouvements corporels et des gestes quotidiens, des attitudes et des situations vécues et/ou racontées, des sons et des mots sont enregistrés. Les raccords entre eux sont pleinement visibles. Des collages, des fragments recomposés, des amorces narratives conditionnent ainsi la réception du spectateur.

 

GÉOGRAPHIE ET CORPS

Dans l’installation vidéo « Gestes » 2002-2003 de Cléa Coudsi, le territoire choisi est un marché bigarré, situé dans un quartier de Bamako au Mali. Dans le dispositif final (mur écran de moniteurs), les parcelles filmées de face et en contre-plongée se mêlent aux gestes des marchands saisis par cadrages serrés et gros plans. On les voit trier, disposer, découper, emballer, préparer les cordelettes qui fermeront l’emballage, etc.

Cette « chorégraphie du quotidien » est également développée dans l’installation vidéo « Recueillirs/Intervalles » 2004. Le

territoire choisi est de nouveau le marché et les étals de fruits et légumes(1). Dans un premier temps, l’artiste a photographié les situations d’échange entre le client et le marchand et la gestualité qui en découle. Dans un second temps, elle a isolé les corps de leur contexte et les a placés sur un fond gris clair. Le spectateur est alors amené à observer ce qui échappait à sa

vision d’une scène banale de marché. Il remarque la concentration du client lorsqu’il choisit un végétal. Il note l’amabilité et la retenue des protagonistes lorsqu’ils tendent leurs mains pour échanger la marchandise contre de la monnaie. Le fait de dégager le geste du contexte de productivité gomme la hiérarchie entre marchand et client et ouvre sur un espace commun. Mais ce n’est pas tout. Le geste, par définition, n’est pas productif. Il ne produit pas de message ou d’information; il n’est pas non plus le signe d’un intellect; il est plutôt un « supplément d’acte ». « L’acte est transitif, il veut seulement susciter un objet, un résultat; le geste, c’est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère (au sens astronomique du terme) (2). » Le geste, « supplément d’acte », ne produit donc pas forcément quelque chose. Il est le trait instable de l’acte.

 

Dans « Voyage mental » 2001-2002, Eric Herbin croise des images de nature et d’époque différentes. Ces photos de familles, de couples, de tags, de voyages sur divers continents, de plans et d’architectures ont été prises par lui-même ou récupérées. Dans l’installation, ces images sont projetées sur des angles de murs, dans des lieux de passage ou des bâtiments abandonnés. Le spectateur est placé dans un lieu aux limites vagues et à l’atmosphère changeante. De même,

la variété des images qui défilent engendre une variété d’amorces narratives. C’est au spectateur, pris dans cette matière sans début ni fin, d’extraire ce qui lui raconte quelque chose. A ce titre, les images ont un caractère suffisamment général pour qu’il puisse les rapporter à son univers mental, à ses souvenirs, à ses projections personnelles. Pour élaborer un début de récit, il doit faire un effort de mémorisation puisque les images défilent en continu. A cela, s’ajoutent des considérations d’ordre corporel: ses propres déplacements et les images de voyage. Le « spectateur narrateur » crée ainsi des associations en fonction du contexte architectural et psychologique dans lequel il évolue. En d’autres termes, ses réactions subjectives au contexte constituent le territoire de « Voyage mental ».

 

Dans l’installation commune « Des moments et des lieux » 2006 (3), Cléa Coudsi et Eric Herbin filment cinq personnes qui témoignent des moments de lutte dans le travail, la famille, les

maladies ou encore l’action militante. L’installation restitue ces témoignages « sur des niveaux éclatés mais inséparables d’une même réalité (4) ». En effet, les histoires ne se donnent pas à

voir et à entendre selon un rythme linéaire; elles sont fragmentées et dispersées sur sept écrans. La césure laisse des espaces vacants dans lesquels se tissent des liens signifiants entre ces inconnus que ce soit les narrateurs ou le spectateur. En somme, à partir du moment où le récit s’ouvre à l’autre, l’écart entre l’espace de l’expérience vécue et l’espace de l’expérience communiquée n’est plus tenu. Un espace commun se dessine. L’autre s’empare des mots (seulement des mots et certainement pas de l’expérience) et les constitue en expérience commune. Il fait écho à d’autres expériences ou aborde l’expérience exposée dans une toute autre direction. Nous constatons ainsi que « nos gestes et notre histoire peuvent nous revenir avec un sens pour nous surprenant, que nos propres mots peuvent dire une expérience (…) différente de la nôtre (5) » dès qu’elle devient « le vocabulaire d’autrui ». Cette absence de hiérarchie narrative et son ouverture sont rendues d’autant plus signifiantes que les artistes mêlent

aux prises de vues normales, des images de corps et de matières: des gros plans sur les mains, les cheveux, la peau, les plis du tissu, les mouvements de la tête, du torse, etc. Le corps devient à son tour parole. Ce « surplus des faits » dit quelque chose que les mots ne disent pas: il dit l’état émotionnel, porte les marques du temps et peut-être de ce passé raconté aujourd’hui. Le corps devient en somme une réalité agissante dans la compréhension de ces témoignages.

 

Dans leurs installations, le corps peut aussi fusionner avec l’espace urbain. « Comédies » 2001- … en est un bon exemple. Tout d’abord, les artistes prennent par alternance des photographies de leurs corps dénudés. Le corps saisi dans l’angle d’une pièce se meut librement. Il est uniquement éclairé par l’appareil qui projette des dessins sur lui des réseaux de lignes. Ensuite, Eric superpose aux images du corps de Cléa des prises de vues de la ville de Dijon et Cléa, à Dunkerque, prend des images de la ville, qu’elle superpose à son tour à celles du corps d’Eric.

« Les corps, disent-ils, étaient présents dans le lieu même de leur absence. » Cette première tentative de fusionner le corps et l’espace urbain se développe dans de vastes dispositifs vidéographiques dans lesquels le corps ne fait plus qu’un avec le paysage urbain. Le corps de lignes et de lumières évolue dans les plis de la ville, dans ses ombres, ses clartés, ses dénivelés, etc. Une géographie singulière se dessine. Le corps n’est plus étranger aux espaces quadrillés qu’il traversait jusqu’alors. Il fait corps avec son milieu, il épouse ce qui échappe à la normalisation de l’espace urbain. Le corps se marie en effet avec ses zones d’ombre. On comprend bien ici que le contenu de l’œuvre est étroitement lié à son déploiement technique.

Ses différentes étapes nous amènent à connaître comment une image se construit. Le corps de l’image, ses articulations se font et se défont en fonction des mouvements corporels des deux

artistes. « Le montage est un corps (6). »

 

MÉMOIRE ET IMAGINAIRE

Dans leurs installations, les deux artistes accordent une place spécifique à la fiction constituée à partir du montage de divers fragments (textes, paroles, témoignages) prélevés dans des

contextes ou des situations variés. Dans « Correspondance » 2003, les artistes ont reconstitué une fiction amoureuse à l’aide d’extraits textuels de sources diverses: échanges amoureux (chat internet, lettre), romans, dialogues de films, etc. Dans les histoires d’amour, il est souvent difficile de départager ce qui est vrai de ce qui relève de l’invention. Les manques, l’absence de l’autre sont souvent comblés par l’imaginaire. Or, les représentations qui en découlent ne sont pas constituées à l’appui de faits réels. Elles ont principalement une existence pour celui qui les crée et en cela elles éloignent forcément un peu de l’autre. A côté de la distance psychologique et affective, les artistes rendent aussi compte de la distance physique, de la séparation. Des nonacteurs, filmés par webcam, étaient chargés de lire les bribes de cette fiction reconstituée. Ainsi, le dialogue amoureux s’est construit derrière l’écran, loin du corps.

 

Dans le travail de mémoire, il est également difficile de distinguer ce qui fait référence à des faits réels et ce qui ne le fait pas. Cela est d’autant plus vrai si le témoignage est chargé d’affect. L’individu a la capacité de modeler son passé en fonction de l’intensité des expériences vécues et de ses dispositions narratives. Celui qui témoigne ne met donc pas simplement en récit des faits. Il mêle, bien que ce soit souvent involontaire, une suite de faits réels à des éléments qui n’en font pas directement référence. Les installations réalisées à partir de témoignages

prennent en compte cette dimension humaine. Toutefois, ce n’est pas leur objet d’analyse principale. Des témoignages et des missives collectés, ils dégagent plutôt les indices permettant

de représenter un espace où chacun y retrouve un peu de son histoire. Dans « Terrains » 2004, les artistes ont enregistré quatre femmes témoignant de l’exil. Ces personnes ne se connaissent pas mais dans le montage et la présentation finale, les artistes font en sorte que les histoires se complètent, que l’individuel devienne collectif. Ils reconstituent des débuts d’histoire en choisissant et en collant des moments de ces témoignages, susceptibles de parler à tous. Le collage caractéristique du travail de ces deux artistes permet bien cela. Lorsque le collage entre des éléments disparates n’est pas gommé ou unifié, il crée un blanc soit un espace vacant pour

l’autre, celui qui prend connaissance de l’histoire. Cet espace vacant devient un espace de projections intersubjectives.

 

Dans le dispositif audiovisuel interactif, « Aujourd’hui, jamais, le présent redémarre » 2004-2005 (7), Eric Herbin insiste sur le développement de cette géographie sensible. La matière est composée de témoignages (lettres, photos, paroles d’ouvriers, d’instituteurs, de médecins, d’ingénieurs, etc.) sur le monde du travail dans le bassin minier. Le choix du Pas-de-Calais n’est pas innocent (8). Ce département a été sur le plan géologique (galeries, terrils), urbanistique (quartiers des ouvriers, des patrons, sites industriels), social et culturel conditionné par le monde du travail. Il a été découpé en fonction des diverses activités humaines et identités sociales. Il est donc pluriel

mais la pluralité n’est pas dynamique puisque les secteurs sont isolés les uns des autres. Le dispositif brise cette organisation centralisée autour du travail et de l’économie afférente. Deux

vidéoprojecteurs diffusent chacun quatre vignettes sur deux quarts de cercle. Au sol, est disposé un système de tapis sensitif recouvert de cailloux colorés. Lorsque le spectateur évolue dessus, il agit sur le défilement des images. Par ce dispositif, Eric Herbin opère des glissements entre les

divers éléments témoignant du passé, du présent et de l’avenir du bassin minier. La « carte » indique ici des perceptions, des images, des manques, des fuites, des disparitions, des vides. Le dispositif et sa dynamique sectionnent le dessin articulé de ce territoire en des parcours possibles, les uns différents des autres, sans jamais passer par un centre. Au côté des structures

propres au monde du travail, il existe une identité plurielle, dotée de réseaux de relations, d’habitants, etc. qui échappe à la normalisation.

 

Dans « Other side, break » 2007(9), installation disposée au sol, les artistes poursuivent le dessin d’une carte hors norme. Des centaines de disques vinyles découpés et juxtaposés créent deux lignes sinueuses. Ces deux circuits forment un genre de labyrinthe parcouru par des véhicules équipés d’un saphir. A chaque passage sur un disque, nous entendons un peu de ce que renferment les microsillons. Au gré de leurs déplacements, les véhicules « mixent » une composition dont le motif pourrait être la césure. Il est en effet impossible d’entendre un morceau en entier. Nous captons juste des sons, le temps que la voiture passe sur le fragment de vinyle.

Les sons peuvent aussi déraper, comprenons les véhicules dérapent d’un morceau à l’autre. Cette composition chaotique, sans début ni fin, ne conduit nulle part. Seuls, ces modes de

fonctionnement persistent. Ce sont des heurts, des bruits, des mouvements, des échappées.

 

Dans leurs diverses installations, Cléa Coudsi et Eric Herbin sollicitent le spectateur à travers une pluralité de sens. En exploitant nos moyens de communication passés et présents (carte postale, courriers, internet, etc.), ils cherchent à mutualiser nos désirs, nos connaissances, nos histoires et profiler une carte commune. Les fictions qu’ils constituent sont des exemples virtuels de mondes possibles. Il ne faudrait pas entendre ici que la fiction nous isole de la réalité. « Le paradoxe c’est qu’en nous ouvrant l’espace des possibles, la fiction nous permet de mieux maîtriser le réel

(10). »

 

 

(1) - « Recueillirs / Intervalles » 2004 est « une installation vidéo

réalisée à partir de photographies numériques prises sur plusieurs marchés de France. L’installation comporte deux vidéoprojecteurs. Le projet s’étend sur une durée de

deux ans. Il se répartit en conséquence en deux séries liées mais distinctes. » (Cléa Coudsi)

(2) - Roland Barthes, L’obvis et l’obtue, essais critique III, éditions du Seuil, Paris, 1982.

(3) - « Des moments et des lieux », installation réalisée au Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains, durée 38 minutes, présentée en boucle lors de l’exposition « Panorama 7», 2006.

(4) - Cléa Coudsi et Eric Herbin à propos de « Des moments et des lieux ».

(5) - Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Editions du Seuil, 1994, p. 54.

(6) - Phrase de l’artiste Cléa Coudsi

(7) - « Aujourd’hui, jamais, le présent redémarre », installation

présentée au Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains,

lors de l’exposition « Panorama 5 », 2004.

(8) - Eric Herbin est originaire de ce département.

(9) - L’installation « Other side, break » a été présentée à la

Chapelle Saint-Pry de Béthune, lors de l’exposition « Other side », du 24 février au 8 avril 2007.

(10) - Jean-Marie Schaeffer, De l’imaginaire à la fiction, Vox Poetica, 2002.