2007, Other side, break - Disques vinyles découpés, 2 Vinyl Killers, dimensions variables -
2014, Les tournants - Bâches plastiques recouvertes de feuilles d'or, moteurs, haut-parleurs, amplificateurs sonores - dimensions variables
Other side, break - cut vinyl records, 2 Vinyl Killers - size in situ
Les tournants - plastic tarpaulin coated with golden leaves, engines, loudspeakers, audio players and amplifier - size : in situ
2013 Tonographe - appareil de gravure 5 aiguilles actionnées par des électro-aimants, rasberry, moteurs pas à pas, papier millimétré reposant sur support en bois - h : 1,2m / L:1m / l: 1m
- engraving machine , 5 needles controlled by an electro magnet, rasberry, stepper motors,
2013 Tonographies rétro éclairées - cartes de Dunkerque et Marseille imprimées sur papier millimétré, percées d’un code, caisson lumineux - 1,35 m x 1,65 m
- Dunkerque and Marseille maps printed on squared sheets of paper pierced with a code, light box - 1,35 m x1,65 m
2013, Stiller, 122 cm / 202 cm - Étain sur papier -
- Tin on paper-
2009, Black sound - Morceaux de charbon, moteurs, aiguilles métalliques, piezzos céramiques, amplificateurs sonores, haut parleurs, flexibles métalliques - dimensions variables
Pieces of coal, engines, metal needles, piezoceramics, loudspeakers, audio amplifiers, metal hoses - size in situ
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INSCRIPTION, TRANSCRIPTION, DESTRUCTION.
JEAN CRISTOFOL
2014
À PROPOS DE L’EXPOSITION SURFACE & BRUISSEMENT / STIMS & SCORS - SECONDE NATURE
On est souvent amené à s'interroger sur ce qui fait l'unité d'un travail artistique, ce qui circule d'une pièce à l'autre, ce qui fait écho entre des propositions différentes et leur confère un air de famille. Cela conduit à chercher un principe sous-jacent, un noyau ou un élan qui a sa propre dynamique, sa propre existence, en quelque sorte transversale aux différentes réalisations. C'est quelque chose qu'on découvre peu à peu, qui se révèle dans le temps. Quelque chose qui suppose du temps, le temps propre au travail considéré dans son ensemble (ou comme un ensemble), un temps dans lequel le travail se construit et s'affirme. Mais c'est aussi quelque chose qui se développe dans son propre temps, indépendamment du temps particulier aux différentes pièces, aux différentes propositions. Et donc quelque chose qui est, d'un certain point de vue, invisiblement enveloppé dans chacune des pièces et qui, d'un autre point de vue, enveloppe l'ensemble de ces pièces, de ces propositions, pour les constituer dans leur unité.
L'ensemble des pièces que Clea Coudsi et Eric Herbin ont présenté à Seconde Nature, à Aix en Provence, constitue en lui-même une proposition dont l'unité et la cohérence est frappante. Cette unité est d'autant plus remarquable qu'il y a là aussi bien des pièces récentes, dont certaines on été créées à l'occasion de cette exposition, comme la grande installation des Tournants, que des pièces déjà anciennes, comme Other side, break. Mais ce qui est particulier ici, c'est que cet ensemble ne dessine pas une évolution, qu'il ne se joue pas sur le plan rétrospectif d'un processus de développement chronologique ou d'un aperçu du mouvement d'une production qui se construit dans le temps. Bien sûr, on pourrait tout à fait adopter ce point de vue, situer chacune des propositions dans l'ordre de leur création et s'intéresser à l'évolution qu'elles manifestent. Simplement, ce qui se joue dans l'accrochage n'est pas de cet ordre. Une logique toute différente s'y manifeste qui semble destinée à proposer une autre façon de circuler entre les pièces. Comme si chacune d'entre elles communiquait avec les autres, ou plutôt comme si les différentes pièces communiquaient entre elles de différentes façons, dans un jeu complexe d'échos, synchroniquement.
Cela tient d'abord à quelques caractéristiques évidentes : la plupart des pièces sont des installations, et toutes ces installations sont sonores, comme elles sont toutes animées d'un mouvement mécanique. Cette présence du son et du mouvement est essentielle, ne serait-ce que parce que les deux y sont étroitement liés : le son provient pour une grande part du mouvement lui-même, des frottements, glissements, percements, roulements, froissements, grattements qu'il produit. La diversité de ces événements sonores constitue une part de la matière que les installations mettent en jeu. Elle en est même une dimension essentielle. C'est une matière composée d'éléments multiples, parfois légers, ténus, diffus, parfois plus présents, manifestement calculés et d'une certaine façon composés. Ils peuvent être discrètement amplifiés, mais ce n'est pas toujours le cas. Il en résulte que les sons sont émis par les installations dans l'activité même qui les anime, et ils ne sont souvent que les simples conséquences de gestes machiniques, parfois minuscules et affairés. Pour autant, ils ne peuvent jamais paraître secondaires, résiduels ou parasites. Ils sont pleinement présents et assumés et ils constituent une part déterminante de l'environnement dans lequel le spectateur se trouve placé. Et ils demandent du coup à être écoutés, ils demandent à être déchiffrés, ils sont autant d'indices d'une activité dont ils témoignent de la fragilité alors même qu'ils en portent, d'une certaine façon, le sens.
Formellement, toutes ces pièces sont très différentes les unes des autres. C'est précisément le cas des Tournants et de Other side, break. La première de ces installations est constituée de grandes formes verticales qui tournent lentement sur elles mêmes, dans une danse répétitive, une lente évocation de la transe des Derviches. Ce sont simplement de grandes bâches de plastique suspendues au plafond et mues par des moteurs, mais le mouvement qui les anime, les grandes formes qui les ornent du dessin des continents, la façon dont elles sont disposées dans l'espace, qui nous permet de circuler entre elles comme entre les jambes flottantes de géants, les voix diffusées depuis le haut de la salle et qui portent des histoires de vies marquées par le voyage, l'exil, la rencontre et le travail, tout cela leur donne une force et une sorte d'élégance, simple et précieuse. Mais là aussi cette parole est autant une matière qu'une parole dont on peut suivre le cours. Elle touche d'abord de façon fragmentaire, par moments et par bribes, sa continuité se perd et se retrouve, elle se diffracte entre les voix et les accents.
De son côté, Other side, break se présente comme un circuit qui serpente au sol et qui dessine deux boucles différentes, compliquées d'ondulations et de vagues qui leur donne un aspect labyrinthique. Ce sont des sortes de routes, réalisées par la juxtaposition de sections régulières de disques vinyles qui ont été découpés et précisément ajustés. Des modèles réduits de camions les parcourent inlassablement, diffusant par de petits hauts parleurs incorporés les fragments sonores que les têtes de lecture qui les guident lisent mécaniquement, dans le montage haché des sillons découpés. Entre poésie et humour, sérieux et dérision, Other side, break évoque la réappropriation inventive des enregistrements, les gestes des DJs, la production d'une musique qui articule l'histoire dans le présent par la pratique du breakbeat, la décomposition-recomposition de la tessiture sonore dans la pulsation rythmique d'un flux tendu.
D'une pièce à l'autre, ce sont donc deux mondes, deux façons de convoquer un arrière fond de gestes et de pratiques, d'expressions individuelles et d'affirmations collectives. Deux façons de rendre présent une part d'histoire sans vouloir vraiment la restituer ou la raconter. Il s'agit plutôt d'y travailler comme on travaille une matière vivante. Il s'agit de se confronter à la réalité concrète d'une époque comme si il fallait la mettre à l'épreuve et se mettre à l'épreuve soi-même dans une rencontre, dans un contact. D'ailleurs, une grande part du travail de Clea Coudsi et de Eric Herbin se construit par la recherche du contact. La plupart de ces installations mettent en oeuvre des dispositifs de touche et de toucher. La dimension sonore de leur travail y trouve une bonne part de sa signification et la source de leur émission.
Dans ce rapport à l'histoire ou aux histoires, il faut chaque fois inventer une situation de restitution transposée qui ne soit plus narrative mais sensible et concrète. Il s'agit de retrouver, comme quelque chose de bien vivant et présent, ce qui a disparu et dont on doit donc aussi restituer l'évanouissement, la destruction. Convoquer l'histoire des cultures musicales urbaines dans une pièce comme Other side, break, c'est mettre en oeuvre le processus de la composition dans le fractionnement de la matière des disques comme dans le mouvement de la tête de lecture des platines. Sur un tout autre terrain, une installation comme Black Sound, où des stylets viennent tenter de lire sur la surface de blocs de charbon les sons de leur propre extraction, met en jeu quelque chose de la réalité du minerai et des pointes qui l'arrachent à la terre. Et chaque fois, la mise en scène introduit une part de dérision, la poésie d'une mimétique fragile et musicale.
Les Tournants participent d'une démarche qui dévoile plus largement la dimension documentaire du travail de Clea Coudsi et de Eric Herbin. C'est peut-être là que le point de vue chronologique trouve une justesse, dans ce qu'il traduit la volonté plus clairement revendiquée aujourd'hui d'enraciner leur travail de plasticiens dans l'assise d'un temps de rencontre, de découverte, de collecte d'éléments d'information et d'une expérience vécue. C'est une source dans laquelle venir chercher le mouvement premier d'une énergie émotionnelle, un socle à partir duquel des propositions peuvent naître comme des éléments autonomes. C'est aussi ce qui articule de la façon la plus claire le paradoxe d'un ancrage dans une histoire qu'il ne s'agit pas vraiment d'énoncer, de commenter, de raconter, mais plutôt de constituer comme une matière vivante, dont il faut dire la présence. Clea Coudsi et Eric Herbin vivent à Lille et ils ont commencé à étudier à Dunkerque. Cela constitue aussi un ancrage à la fois dans une géographie et dans une histoire. Travailler dans la région marseillaise devenait l'occasion de nouer un lien, de remonter un fil dans le mouvement de l'histoire portuaire et industrielle. Et aussi de se confronter très immédiatement au paradoxe qui lie la production du sens et sa destruction.
Pratiquement, cela signifie que le travail qui était montré à Seconde Nature s'est inscrit dans le prolongement d'une première étape d'enquête dont le produit est constitué par l'enregistrement et le montage d'entretiens, de récits et de témoignages. Une matière de parole qui a été montée, composée, et qui est devenue une part de la matière qui se trouve engagée dans les Tournants, mais qui nourrit, par ailleurs, l'invention du Tonographe. Le Tonographe est un dispositif qui tient de la machine à coudre, de la machine à écrire et de la machine d'imprimerie. C'est un automate constitué d'un plateau sur lequel une feuille de papier est posée et au dessus duquel un bras mécanique vient, perpendiculairement, glisser lentement. Ce bras est armé d'un système de cinq aiguilles indépendantes qui montent et descendent dans un rythme complexe, percent systématiquement la surface de la feuille de papier et viennent y tracer des lignes de trous minuscules. Ces perforations restituent aussi bien les lettres que les scansions des paroles enregistrées sous la forme neutralisée d'éléments identiques inégalement distribués par un processus d'encodage et de transcription.
Si le Tonographe est en lui-même une installation, et comme il se doit, une installation sonore, c'est aussi une machine qui contribue à la production de pièces indépendantes, les Tonographies. Celles-ci sont présentées sous la forme d'un dyptique constitué de deux caissons lumineux. Elles montrent, sur le support de larges feuilles de papier, ce qui peut apparaître au premier regard comme des formes symétriques, les ailes étrangement découpées de quelque insecte géant. Ces formes apparaissent bientôt comme des cartes, et on peut reconnaître les silhouettes des bassins et des digues de grands ports industriels. Il s'agit de Dunkerque dans un cas, de Marseille dans l'autre. Là, les séries denses et fines de perforations se succèdent en colonnes et constituent des lignes d'écritures, la litanie silencieuse de messages incompréhensibles. Une parole encapsulée, cryptée, qui vient s'inscrire énigmatiquement dans la peau du papier comme dans la matière du territoire. Pas seulement par dessus, comme un recouvrement, comme de l'encre se dispose sur une surface, mais à l'intérieur même de la surface, par percement répété, percussion et traversée. Une parole longue et muette, des voix inaudibles et perdues, potentiellement lisibles, puisqu'il y a code et transcription et donc possibilité théorique d'un décodage, mais en l'état indéchiffrable et évidemment inaudibles. Une parole qui fait blessure, relief et accident là où la carte se réduit à une ombre fine, impalpable et fragile.
C'est peut-être, un peu paradoxalement, avec ces pièces qui renvoient clairement à l'univers du dessin, de l'écriture ou de la peinture qu'une clé de compréhension supplémentaire nous est donnée. C'est le cas des Tonographies, mais aussi des deux grands formats intitulés Stiller 1 et 2. Il s'agit de grandes plaques mises en vibration par des hauts parleurs qui diffusent les récits de voyages. De l'étain en fusion a été projeté sur les plaques traversées par les ondes sonores, il s'est trouvé dispersé, déformé, pulvérisé, éclaté dans des formes et des fragments qui ont traversé la surface dans un effet de composition que le refroidissement à figé.
Chaque fois ce sont des pièces qui, dans le même mouvement, montrent et cachent quelque chose, qui se heurtent à la question de la représentation par le biais des processus d'effacement, d'oblitération, de recouvrement, de destruction. Des pièces qui viennent se construire sur le paradoxe qui veut qu'on ne peut montrer qu'en cachant une part de ce qu'on montre, qu'on ne peut dire qu'en taisant une part de ce dont on parle. Il me semble que la relation un peu particulière que les pièces de Clea Coudsi et Eric Herbin entretiennent avec le silence et la parole, la présence incertaine des signes et leur si étrange capacité à produire du sens, a quelque chose à voir avec cette situation première. Il ne s'agit pas tant de parler d'une histoire particulière que d'interroger la façon dont quelque chose de l'histoire et de l'action des hommes s'engloutit ou s'édifie dans notre expérience présente.
Peut-être est-il possible d'interpréter cet aspect de leur travail en évoquant des préoccupations de nature archéologique. L'archéologue, après tout, est celui qui cherche dans la matière inerte les traces du vivant, les marques de son activité, l'empreinte de son action. L'archéologue est un lecteur, sauf qu'il ne lit pas un livre mais la terre et la roche. Il fouille, il creuse, il interprète. Ici, un campement à été installé, un feu a été fait, là, une pierre a été taillée, un os éclaté, du pigment étalé. L'archéologue dégage précautionneusement des indices infimes. Il fait apparaître des configurations enfouies et invisibles. Il travaille à l'articulation incertaine de l'accident et du signe, de la chose et du texte. Il est sans cesse confronté au double risque de donner du sens à ce qui n'en a pas, et de ne pas être capable d'apercevoir ce qui en a. Il peut être confronté au déchiffrement de ce qui est manifestement une écriture, mais il est aussi confronté au mystère de ce qui peut être ou ne pas être reconnu comme un signe.
L'analogie entre le travail de Clea Coudsi et de Eric Herbin et celui de l'archéologue trouve sa limite dans la relation au présent. L'archéologue est un professionnel du passé, il fait surgir le passé dans le présent. Les pièces de Clea Coudsi et de Eric Herbin se placent dans une relation directe à la réalité contemporaine. C'est ici et maintenant que le sens émerge ou s'efface, qu'il s'énonce ou se perd. Et il n'est pas enfoui dans la terre, mais il émerge de l'activité des machines, du travail, de l'agencement des pièces et de leurs mouvements. Mais dans un cas comme dans l'autre, l'écriture ou la lecture et la destruction sont dramatiquement liés. Les archéologues ou les paléontologues sont nombreux à avoir souligné le paradoxe de leur travail, qui fait que la fouille est à la fois la lecture d'un texte et la destruction du livre dans lequel le texte a été inscrit, de sorte que le passé est à la fois révélé et définitivement perdu. D'une certaine façon, Clea Coudsi et Eric Herbin reprennent la même idée. Ils en font une figure du présent, du présent en général et de notre époque en particulier. Avec eux, c'est l'activité signifiante elle-même qui semble se confronter à sa propre fugitivité, à son propre déchirement, qui articule production et destruction, inscription et effacement. Ce qui fait trace tout à la fois blesse, dégrade, érode et menace à terme la surface même de l'inscription. Les machines qu'ils produisent sont tout sauf innocentes, elles nous disent que le stylet est aussi une pointe qui attaque la matière, une aiguille qui perce la chair.
Mais elles nous disent surtout l'étonnant mystère du sens, et de ce qui se maintient, se transmet et s'évanouit dans l'activité qui consiste à produire du sens.
Il est tentant alors d'évoquer cette histoire beaucoup reprise, ce mythe scientifique qu'ils évoquent eux-mêmes dans l'un de leur textes et qui accompagne assez bien leur travail, comme un métaphore dérisoire et rêveuse. C'est l'idée qu'on pourrait, avec une pointe fine associée à un amplificateur, lire dans les lignes laissées par la main de leur potier sur des vases anciens les sons environnants, involontairement enregistrés par la répercussion des vibrations sonores. On entendrait alors une bribe de voix, un éclat de rire, l'aboiement d'un chien. Ou le simple grattement d'un sillon de terre.